26
Deux nuits, trois nuits. Dehors, dans la cité du monde moderne, les voitures circulaient le long de la grande avenue. Des couples passaient, chuchotant dans les ombres crépusculaires. Un chien grogna.
Quatre nuits, cinq nuits ?
David s’asseyait près de moi et me lisait le manuscrit de mon histoire, mot à mot, restituant fidèlement mes propos, ainsi qu’il se les rappelait, s’arrêtant sans cesse pour me demander si c’était exact, si c’était bien les termes que j’avais utilisés, si l’image était correcte. Et c’est elle qui répondait.
Du coin où elle se tenait, elle disait : « Oui, c’est bien ce dont il a été le témoin, c’est ce qu’il vous a expliqué. C’est ce que je vois dans son esprit. Ce sont ses paroles. C’est ce qu’il a ressenti. »
Enfin, au bout d’une semaine probablement, elle vint se pencher au-dessus de moi pour me demander si j’étais altéré de sang.
— Je n’en boirai plus jamais, répondis-je. Je me dessécherai, je deviendrai aussi dur qu’un morceau de calcaire. Et on me jettera dans un four à chaux.
Louis vint une nuit, avec l’aisance tranquille d’un aumônier de prison, étranger aux règles, sans toutefois les menacer en aucune manière.
Lentement, il s’assit à mes côtés, jambes croisées, et regarda au loin, comme s’il était malséant de me dévisager, moi, le prisonnier, sanglé dans mes chaînes et dans ma rage.
Il posa ses doigts sur mon épaule. Ses cheveux avaient un aspect relativement correct – autrement dit, ils étaient attachés, peignés et pas trop poussiéreux. Ses vêtements étaient propres et neufs, aussi, comme si, peut-être, il s’était habillé en mon honneur.
Cela me fit sourire. Effectivement, de temps à autre, il lui arrivait de se mettre en frais pour moi, et, constatant que les boutons de sa chemise étaient anciens, faits d’or et de perles, j’eus confirmation que c’était le cas et l’acceptai de la façon dont un malade accepte un linge frais sur son front.
Ses doigts exercèrent une pression légèrement plus forte, et cela aussi me plut. Mais je ne pris absolument pas la peine de le lui exprimer.
— J’ai lu les livres de Wynken, dit-il. Tu sais, je les ai récupérés. Je suis retourné les chercher. Ils étaient restés dans la chapelle.
Il me lança un regard empreint de respect.
— Je t’en remercie, dis-je. Je les avais laissés tomber dans l’obscurité. Ils m’ont échappé lorsque j’ai voulu prendre mon œil, ou bien est-ce elle qui m’a pris la main ? Toujours est-il que j’ai laissé tomber les sacs de livres. Il m’est impossible de remuer avec ces chaînes. Je ne peux pas bouger.
— Je les ai rapportés chez nous, rue Royale. Ils sont là-bas, comme autant de joyaux destinés à notre contemplation.
— Bien. As-tu observé les minuscules illustrations, les as-tu examinées de près ? demandai-je. Moi, je ne les ai encore pas vraiment regardées. J’ai simplement… Tout est arrivé si vite, c’est tout juste si j’ai ouvert ces ouvrages. Mais si tu avais pu voir son fantôme dans le bar, et entendre la manière dont il les décrivait…
— Ils sont splendides. Ils sont magnifiques. Tu vas les adorer. Grâce à eux, tu as devant toi des années de plaisir et de lumière. Je viens tout juste de commencer à les regarder et à les lire. Avec une loupe. Mais toi, tu n’en auras pas besoin. Tes yeux sont plus perçants que les miens.
— Peut-être pouvons-nous les lire… tous les deux… ensemble.
— Oui… tous les douze, répondit-il.
Il me parla tout doucement de mille et une images miraculeuses, de miniatures d’humains, d’animaux et de fleurs, et du lion qui gisait contre l’agneau.
Je fermai les yeux. J’étais reconnaissant. J’étais satisfait. Il savait que je n’avais plus envie de parler.
— Je serai là-bas, à notre appartement, dit-il, je t’y attends. Ils ne peuvent plus te garder trop longtemps ici.
Longtemps, qu’est-ce que cela voulait dire ?
Il me semblait que dehors, l’air se réchauffait.
David était sans doute passé.
Il m’arrivait parfois de fermer mes yeux et mes oreilles, refusant d’écouter le moindre son me concernant directement. J’entendais le chant des cigales lorsque le soleil couchant rougeoyait dans le ciel, et que les autres vampires dormaient encore. J’entendais les oiseaux qui se posaient sur les grosses branches des chênes de Napoléon Avenue. Et les enfants, aussi !
Car les enfants étaient revenus. Ils chantaient. Et parfois, un ou deux se mettaient à parler dans un murmure rapide, comme s’ils échangeaient des confidences sous une tente constituée d’un drap. Il y avait aussi des pas dans l’escalier.
Et puis aussi, au-delà des murs, me parvenait la rumeur amplifiée de la nuit électrique.
Un soir, j’ouvris les yeux et mes chaînes avaient disparu.
J’étais seul, et la porte était ouverte.
Mes vêtements étaient en lambeaux, mais cela m’était égal. Je me relevai en gémissant, tout endolori, et, pour la première fois en quinze jours peut-être, je portai la main à mon œil et le sentis bien en place, bien que, naturellement, j’eusse vu tout du long à travers lui. J’avais depuis longtemps cessé d’y penser.
Je quittai l’orphelinat en traversant la vieille cour. Il me sembla avoir la vision fugitive d’un portique de balançoires en fer, de ceux que l’on fabriquait jadis pour les enfants sur les aires de jeux. Je vis les montants triangulaires à chaque extrémité, la barre de traverse, les nacelles, et les enfants qui se balançaient, les petites filles cheveux au vent que j’entendais rire. Ahuri, je levai les yeux vers les vitraux de la chapelle.
Les enfants avaient disparu. La cour était déserte. C’était mon palais à présent. Elle avait rompu toutes ses attaches. Elle était retournée à sa victoire, à son immense triomphe.
Je marchai longtemps sur St Charles Avenue.
Je m’avançai sous ces chênes qui m’étaient familiers, sur de vieux pavés et le long de rubans de brique, dépassant des maisons, neuves ou anciennes, pour arriver sur Jackson Avenue et son curieux mélange de cabarets et d’enseignes au néon, d’immeubles condamnés, de bâtiments en ruine et de boutiques de souvenirs, gâchis tapageur qui s’étendait jusqu’à Downtown.
Je m’arrêtai devant un magasin vide qui avait jadis été un concessionnaire d’automobiles de luxe. Pendant cinquante ans, ici-même, ils avaient vendu ces voitures hors de prix, et ce n’était plus aujourd’hui qu’un vaste local, immense et profond, pourvu de parois en verre dans lesquelles je distinguais mon reflet. J’avais retrouvé mes deux yeux et ma vision surnaturelle, absolument parfaite.
Et je me vis.
À présent, je veux que vous me voyiez aussi. Je veux que vous me regardiez, tandis que je me présente, et que j’atteste la véracité de ce récit et de chaque mot qu’il contient, du fond de mon cœur.
Je suis Lestat le vampire. Voilà ce que j’ai vu. Voilà ce que j’ai entendu. Voilà ce que je sais ! C’est tout ce que je sais.
Croyez-moi, croyez à mes paroles, à ce que j’ai raconté et à ce qui a été écrit.
Je suis là, toujours là, héros de mes propres rêves, aussi permettez-moi de conserver ma place dans les vôtres.
Je suis Lestat le vampire.
À présent, laissez-moi passer de la fiction à la légende.
28 février 1994, 9 h 43
Adieu, mon amour[3]
IMPRIMERIE BUSSIÈRE À SAINT-AMAND (III-1998)
DÉPÔT LÉGAL : AVRIL 1998. N° 667